TEXTES
"Venus d’ailleurs"
Itzhak Goldberg, critique d'art et commissaire d'exposition
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Pour le Salon de Montrouge 2012
J’ai observé que, dans toute position, le corps entier de l’homme est subordonné à la tête qui est le membre le plus pesant de tous », écrit Alberti. L’architecte et le théoricien italien aurait été dans l’embarras face à l’œuvre d’Olivia Benveniste. C’est que les têtes de
cette artiste n’appartiennent à personne.
Non pas qu’elles soient méconnaissables ou imaginaires. Singulières, elles semblent, malgré leur prolifération et malgré leur traitement stéréotypé, se référer chaque fois à une personne particulière. Cependant, ces visages, toujours détachés du corps de leur propriétaire, sont clairement autonomes.
La composition plastique accentue davantage cet effet de séparation de tout autre élément environnant : cantonnées au milieu de la feuille, isolées sur fond neutre, « détourées », les faces dégagent une sensation de flottement figé.
Si l’alliance entre ces deux termes est proche de l’oxymore, c’est que le travail formel d’Olivia associe deux mouvements contradictoires. D’une part, le rejet de la profondeur fait que les volumes sans poids sont comme apposés sur la feuille, sans y adhérer. D’autre part, les formes dépouillées, la texture épidermique lisse, les traits nets et précis, ont un aspect ferme et inaccessible. L’effet est encore plus saisissant quand les têtes sont positionnées horizontalement, la face orientée vers le haut. Ces visages « allongés », ces « îles flottantes » (que le peintre nomme flaques) font penser aux gisants qui auraient perdu leur corps. Ou plutôt aux masques mortuaires à l’épiderme lisse, ces « objets de matière rigide dont on couvre le visage humain pour transformer son aspect naturel » selon le dictionnaire. On songe aussi à l’Inconnue de la Seine, ce visage légendaire d’une jeune femme noyée, immortalisé par Aragon dans Aurélien.
Dans cette œuvre silencieuse, aucun dialogue possible avec les « êtres » représentés par l’artiste. Tourné vers l’intérieur ou dirigé
vers un ailleurs avec les bébés, étrangement
matures, situés dans des médaillons, le regard des personnages d’Olivia ne croise jamais celui du spectateur. En réalité, notre attention se concentre avant tout autour de la bouche, la partie la plus animée du visage. Entrouverte, parfois marquée par une grimace discrète ou un rictus, elle introduit une série d’expressions qui tranchent sur l’immobilité du visage.
Peut-on parler d’une série ? L’artiste utilise le terme des variations pour ses « blocs » de bébés qui, selon elle, évoque « le dégradé de gris présent comme un voile sur chaque visage des enfants ». Dernièrement, des figures sculpturales de femmes sont venues compléter cet univers anatomique dont l’inquiétante puissance réside dans l’étrange proximité entre l’organique et le minéral.
"SANS-TITRE"
Quentin Verwaerde
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Pour l'exposition Régionale 15, Artothèque Strasbourg, 2014
D’où vient l’impression de religiosité glaciale, de prière lymphatique qui sourd de ces variations chromatiques ? Il serait difficile de le dire, tant ces visages découpés, dont on ne sait s’ils naissent, se dissolvent ou stagnent, gardent imperméable leur monde. Pensons à la théologie négative et à ses oxymores : nous sommes devant un vaste mouvement figé, parmi des cris silencieux : une note semble tenue malgré l’étouffement, et nous regardons ces visages les oreilles bouchées, pleines d’un bruit inconnu. Et quel est ce temps qui court dans les variations de couleurs ? Serait-ce la vitesse immobile des morts dont parle Cocteau ? S’il existe une porte d’entrée au mystère, cherchons-la dans la curieuse expressivité de la bouche et des dents : car l’œil, qui ne regarde rien, n’est d’aucun secours ; il est comme une main abandonnée par le sommeil.
"Curiosité"
Laëtitia Bischoff, poète et critique d'art
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Pour la revue TK 21, Mars 2018
Si j’étais une Curieuse avec un bout de maison destiné à mes trouvailles remarquables, si mes poches étaient pleines et mon temps voué à m’y consacrer, j’y ferais enter les œuvres d’Olivia Benveniste, de Claudia Fontes, de Pascale Klingelschmitt et de Kate Mc.Guire.
Les travaux de ces quatre femmes m’offriraient un raccourci du monde en ce qu’il a de plus notable, bizarre peut-être. Et si les Curieux du passé distinguaient au cœur de leur cabinet les œuvres de Dieu de celles de l’homme, cette distinction est aujourd’hui bien floue et gare à celui qui s’aventurerait à en tracer quelque frontière. D’ailleurs, les œuvres de ces quatre plasticiennes sont sûrement le signe de vie d’un tout autre univers qui se signifierait par bribe, par petits bouts d’indices. Comme les signaux catapultés d’une civilisation autre, comme un coffre au trésor trouvé dans un OVNI échoué. À ce titre, le cabinet a toujours nourri autant de légendes que de connaissances unes à unes dos à dos. Alors imaginons que mon savoir est plus étroit que le chat d’une aiguille, que le monde me vient par ces créations dont il s’agit de tirer le fil, et qu’il me faut emplir de supputations les pourtours de ces images et de ces objets. Imaginons que la science n’a pas encore fait son lit dans chacun de nos cerveaux, qu’elle n’ait dompté nos schémas neuronaux et visuels, que les catégories, les rangements soient purs instincts personnels. Je laisse mon imaginaire emplir les creux de mon ignorance. Ma scénographie, pleine de vagues et de rebonds tourne le dos à la cohérence pour trouver une harmonie de microcosme.
Le travail, en tous sens précieux, d’Olivia Benveniste a la froideur clinique d’une restitution archéologique. Il nous prosterne devant des indices de pieds et de hanches, des extraits, semble-t-il, d’êtres dont j’inventerai les échelles et les matières. J’emplirai de textures et de lacté ce blanc que la dessinatrice sculpte en revers à l’image de ce noir qui nous boit entre chaque étoile, chaque nuit. Le possible ou le complet, l’indice ou la description complète… Olivia Benveniste vient-elle d’un univers dénué de contexte ou est-elle l’émissaire naturaliste d’un royaume ?
"Human Inside"
Anne Guldner, étudiante en art et critique.
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Proposition de rencontre pour la revue Tête-à-tête, 2012
Faire resurgir en nous l'individu (le véritable) en latence. Cesser de le confondre et de le réduire à
l'égoïste, qui ne se préoccupe que de ses intérêts et plaisirs personnels, au mépris de ceux d'autrui.
Des impératifs auxquels les mots de Dany-Robert Dufour font écho:
« Le véritable individu ne peut en effet désigner que celui qui non seulement est sorti de tous les
troupeaux possibles, mais qui de surcroît pense et agit par lui-même indépendamment de ses pulsions.
(...) ...Seul l'individu enfin réalisé comme personnalité apte au gouvernement de soi, soucieux de
l'autre et conscient de sa place relative dans l'univers, pourrait encore sauver un monde devenu
malade du fait d'être intégralement livré au tout Marché. »1
Réveiller les valeurs humanistes évoque la possibilité de nous penser « hominants » plutôt qu'hommes.
Ce terme nous permet de reconsidérer notre capacité de pensée, de construction et d'évolution
permanente. Tout ce qui, en somme, nous fait tendre vers l'homme, devenir individu.
L'artiste peut être un exemple spécifique de cette marche à l'individu, aujourd'hui plus que nécessaire,
salutaire. En s'engageant dans une démarche artistique, il s'engage à s'étonner, se questionner, faire et
affirmer un « je » critique. Il tente, comme chacun le pourrait, de se dé-dompter pour ne pas adhérer au
prêt-à-penser contemporain.
En oeuvrant entre un « dedans » et un « dehors », quelque part entre lui et l'autre - le public - l'artiste
peut révéler, se faire le relais de cette conscience humaniste qui doit circuler, s’immiscer dans chaque
esprit pour se réaliser.
Cette volonté d'un retour à l'humain, qui remet en question le sens d'être au monde n'est pas si vague.
On peut en saisir toute la teneur et le concret dans la rencontre et le dialogue avec l'autre.
Notre envie de dialoguer ensemble et de contribuer à cette revue Tête-à-tête commence donc ici.
Parce qu'il nous tient à cœur d'investir ce vaste territoire de réflexions, cet espace vital de conscience,
de ne pas manquer l'appel.
1 L'homme qui vient après le libéralisme, p 12, éd. Denoël, 2011.